ENTRETIEN AU POINT D'ANDRÉ CHASSAIGNE DÉPUTÉ COMMUNISTE ET PRÉSIDENT DU GROUPE P C F À L'ASSEMBLÉE NATIONALE
Voilà bientôt vingt ans qu’André Chassaigne promène sa silhouette et sa moustache blanche dans les travées de l’Assemblée nationale. À la tête du groupe de la Gauche démocrate et républicaine depuis 2012, le député communiste du Puy-de-Dôme, qui se représentera en juin, affiche aussi un long parcours d’élu local commencé en 1977 à la mairie de Saint-Amant-Roche-Savine.
En vieux briscard, cet ancien professeur d’histoire-géographie, qui a été candidat à la présidentielle en 2012 face à Jean-Luc Mélenchon, porte un regard acéré sur le paysage politique national. Et s’il regrette l’état dans lequel gît aujourd’hui la gauche, il se félicite du discours parfois décapant du candidat de son cher Parti communiste, Fabien Roussel.
Entretien réalisé par Valérie Peiffer.
Le Point : Le climat général de la France n’est pas au beau fixe. On sent une défiance généralisée vis-à-vis des élus, vis-à-vis des institutions et même de la communauté scientifique. Comment analysez-vous cette séquence ?
André Chassaigne : Le rejet de la parole politique, qui se double d’un manque de confiance dans la parole scientifique, est un phénomène ancien. Cela vient du fait que la politique a perdu de son éthique. Trop souvent la politique est faite de promesses, notamment pendant les campagnes électorales, de petites phrases et de choix à court terme. Elle ignore les fondamentaux qui consistent à répondre aux besoins des gens. La parole politique ne se concrétise plus par des actes qui prennent en compte les réalités du quotidien. C’est ce qui s’est manifesté, en particulier avec le mouvement des Gilets jaunes, qui est l’expression d’une souffrance du quotidien, et qui témoigne aussi d’une blessure, car une partie de la population se sent méprisée et rejetée.
AC : Parce que la gauche a oublié ses fondamentaux. Entre 2012 et 2017, avec la loi El Komry et aussi la loi Macron, François Hollande a conduit une politique à contresens de celle qu’il avait annoncée. Et ça, cela laisse des traces. C’est rédhibitoire. Alors qu’il avait dit qu’il lutterait contre la finance, il a mené une politique qui ne se différencie guère de celle qu’auraient pu conduire des libéraux s’ils avaient été aux manettes.
L’union de la gauche est-elle possible à nouveau ?
AC : Je vais séparer deux choses pour ne pas tomber dans le piège de la question. Il y a d’abord la présidentielle, et ensuite les législatives. Il faut comprendre que le système de la Ve République avec son élection présidentielle suivie des élections législatives entraîne une personnalisation du pouvoir forte. Résultat, le parti qui ne participe pas à la course présidentielle disparaît du paysage politique. L’élection présidentielle, c’est une trappe à petits partis, c’est aussi une trappe à idées qui ne peuvent pas être défendues sous le prétexte de vote utile.
Il était donc impensable, cette fois-ci, de ne pas avoir de candidat communiste comme en 2012 et 2017… Vous regrettez ces choix ?
AC : En 2012, j’étais favorable au Front de gauche et à la candidature unique de Jean-Luc Mélenchon. Je me suis présenté contre lui car je ne voulais pas d’un candidat autoproclamé. Mais on était dans une dynamique et je l’ai soutenu. En 2017, je me suis battu au sein du Parti communiste pour qu’il y ait un candidat communiste. Le vote interne a choisi de soutenir une fois encore Jean-Luc Mélenchon. Ce soutien s’est fait sans programme commun. Résultat : aux élections législatives, l’une des priorités de La France insoumise a été de plumer la volaille communiste.
Leur objectif était qu’il y ait le moins de députés communistes possible. Voilà pourquoi je considère qu’en 2017, c’était une erreur de ne pas avoir de candidat qui porte nos orientations politiques, qui sont différentes de celles des socialistes et des Insoumis. L’élection présidentielle est un canal pour développer nos idées, essayer de mettre des graines dans les consciences afin de permettre une transformation de la société.
Vous n’êtes donc pas favorable à une candidature unique de la gauche pour la présidentielle ?
AC : Je considère comme illusoire, trompeur, artificiel de dire que l’on peut avoir une candidature unique de la gauche. Pourquoi ? Parce que cela reposerait sur une personnalité et pas sur un programme.
Aussi même s’il y avait l’espoir de gagner, ce qui n’est pas le cas, ce serait pour faire quelle politique ? Je sais qu’il y a une demande du peuple de gauche pour une candidature unique. Mais même si on y arrivait et si on gagnait, ça pourrait avoir des effets à moyen terme et à long terme désastreux. Notamment si nous n’étions pas capables de mettre en œuvre une politique de transformation de la société. Le deuxième élément, c’est que la gauche est aujourd’hui tellement affaiblie qu’il est illusoire d’espérer être au second tour. Le fait de se rassembler n’y changera rien.
Ne serait-il pas urgent de préparer l’Union pour les législatives pour avoir une opposition capable de faire entendre sa voix ?
AC : Je le crois. Le conseil national du parti a pris la décision de travailler à un socle de propositions. Il y a déjà des contacts qui sont pris. Passée la présidentielle, il va falloir qu’on réfléchisse, car quel que soit le président ou la présidente de la République élu(e), tout ne sera pas joué. La gauche peut retrouver des forces au niveau du Parlement. Je ne suis pas pour un accord national, mais il serait pertinent d’en nouer sur certains territoires pour être au second tour et pour avoir une chance de gagner des circonscriptions.
D’où viendra alors le salut de la gauche ?
AC : Il faut aller chercher ceux qui s’abstiennent et ceux qui votent en faveur de l’extrême droite. Or, on n’ira pas chercher cet électorat-là en se contentant d’avoir une candidature de rassemblement, surtout si elle apparaît artificielle. Pour aller le chercher, il faut des organisations politiques avec des candidats qui développent leurs propres thèses. Ainsi et seulement ainsi, on pourra reconquérir l’électorat populaire qui est parti.
Comment le Parti communiste a laissé s’échapper cet électorat populaire ? Et comment le Rassemblement national, lui, s’est-il imposé auprès de lui ?
AC : Il faut que je pèse mes mots. Je suis obligé de me censurer un peu. On a abandonné, au nom d’une forme de boboïsation intellectuelle, ce que j’appelle nos fondamentaux. Le Parti communiste a perdu ses bases ouvrières parce qu’il a délaissé la valeur travail. Comme nous avons participé à la création de la sécurité sociale en 1946, il nous faut aujourd’hui défendre la mise en œuvre d’une sécurité du travail. L’idée est de garantir un travail ou une formation rémunérée à toute personne qui rentre dans la vie active, et cela jusqu’à la retraite.
Nous défendons aussi l’idée que le revenu du travail soit plus élevé que les aides sociales. Et ça, c’est un discours qui décape. Mais je pense que le peuple comprend ça. Le travail a été délaissé par les communistes : on était plus sur une posture sociétale.
Est-ce la seule erreur commise par les communistes, qui ont du mal à dépasser la barre des 5 % aux élections ?
AC : Nous n’avons pas eu le courage politique de porter des propositions qui pouvaient heurter une majorité de citoyens. Ainsi, pendant plusieurs années, on a pris des gants pour dire qu’on était favorable à l’énergie nucléaire. Parce que s’était développé dans le pays un mouvement qui consistait à dire que c’était assassin d’être favorable à l’énergie nucléaire. Aujourd’hui, Fabien Roussel dit clairement que l’énergie nucléaire est indispensable pour notre développement économique. Bien sûr, nous sommes favorables aux énergies renouvelables, mais par pitié arrêtons de créer une illusion avec ces dernières : on ne pourra pas mettre des éoliennes, des panneaux photovoltaïques et de la géothermie partout.
Enfin, nous avons délaissé la qualité de la vie et du quotidien des gens. Je suis issu d’un territoire rural et j’ai découvert les difficultés du quotidien dans la ville en arrivant à l’Assemblée nationale en 2002.
J’ai été effaré quand les députés m’ont raconté qu’il y avait des quartiers entiers qui étaient abandonnés. Cela pour vous dire que par rapport aux questions de sécurité, nous n’avons pas été assez fermes dans nos propos, comme si nous étions gênés, voire tétanisés, de parler de cela. Les élus de terrain dans ces quartiers difficiles ont fait le boulot, mais je pense que dans nos propositions nationales, nous n’avons pas été suffisamment offensifs en défendant une politique plus sécuritaire. Et dire qu’il faut plus de force de police, une police de proximité, qu’il faut mettre les moyens par rapport à ça, ce n’est pas être fasciste.
Qu’est-ce que c’est qu’être un communiste en 2022 ?
AC : Je suis fils d’ouvrier et j’ai le sens des choses. Pour moi, être communiste, ce n’est pas admirer le modèle soviétique – ça l’a été quand j’étais jeune, je ne veux pas le nier car il y avait ce regard admiratif sur ce système alimenté par une propagande vantant les évolutions industrielles, la culture, la démocratie et les kolkhozes. Mais tout ça a volé en éclat rapidement.
Être communiste, c’est se battre pour plus de justice sociale et faire que les gens vivent mieux. C’est en finir avec l’argent roi et cette financiarisation scandaleuse et excessive qui fait que certains vivent sur un tas d’or et que d’autres à côté n’arrivent pas à vivre dignement. Je pense qu’il faut transformer la société. Notre difficulté est qu’on a du mal à montrer ce que serait la société que nous défendons. Ça a tellement été un gâchis dans les pays dits socialistes qu’aujourd’hui cette perspective d’une autre société, plus juste, plus humaine, on a du mal à la faire imaginer.
Fabien Roussel ne décolle pas dans les sondages. Comment expliquez-vous cela ?
AC : Même si cela ne se traduit pas encore dans les enquêtes, les remontées que j’ai sur le terrain au sujet de sa campagne sont bonnes. On me dit qu’il parle clairement et simplement.
Certes… Mais il reste en dessous des 3 %…
AC : Fabien Roussel est un député de terrain, qui est dans la vraie vie. Il n’a pas une approche idéologique et intellectuelle, il part du concret. En plus, il a une personnalité séduisante. La question qui se pose, c’est comme pour une imprimante : quand on met le papier, est-ce que cela va imprimer ou pas ? Même si cela ne se traduit pas dans les sondages, je suis assez optimiste sur le fait qu’il va y avoir un décollage.
Ce n’est pas de la méthode Coué. Car au-delà de sa personnalité, les gens commencent à dire que les idées qu’il défend ne sont pas celles des autres candidats de gauche… Ce qui peut imprimer, c’est son courage de porter des idées contraires à l’air du temps, avec transparence et clarté.
Est-ce que vous craignez la primaire populaire ?
AC : Fabien Roussel n’a pas été retenu, mais je ne la crains pas car elle n’a de sens que si elle s’appuie sur un programme, sur des objectifs partagés.
Et la candidature de Christiane Taubira ?
AC : J’ai beaucoup d’estime pour Christiane Taubira. C’est quelqu’un que j’apprécie. Mais là, elle débarque à un mois de l’officialisation des candidatures, sans programme, uniquement sur la base de sa personnalité… Sa candidature ne va pas résoudre les difficultés. Cela va juste amener une candidate de plus.
Quels sont vos points de divergence avec La France insoumise et avec la candidature de Jean-Luc Mélenchon ?
AC : On a des différences au niveau des idées notamment sur le nucléaire et sur le rapport au travail. Nous ne sommes pas pour le revenu universel. Mais aussi sur la façon de faire. Je vous donne un exemple : les Insoumis ont porté une proposition de loi pour arrêter l’utilisation du glyphosate au 1er janvier prochain. Nous sommes évidemment d’accord, mais nous avons conscience que cela ne peut pas se faire d’un coup de baguette magique et qu’il faut accompagner les agriculteurs.
Souvent, ils ont une approche idéologique qui est à l’opposé de notre culture. Ils ne tiennent pas compte des réalités du terrain. Ils sont dans une logique tribunitienne, ils vont préférer d’emblée rejeter un texte alors que nous, nous aurons tendance à vouloir le discuter pour l’amender.
Leur discours ne s’adresse pas à ceux qui sont dans l’hémicycle mais à ceux qui sont à l’extérieur. C’est leur parti pris. Nous sommes moins dans la violence verbale et l’attaque. Je me sentirais mal dans leur groupe. Nous ne visons pas seulement la prise de pouvoir, nous cherchons aussi à être utiles aux gens que nous représentons.
Cela se voit aussi sur le terrain, lors des grèves, on essaie d’accompagner les gens pour trouver des solutions concrètes. Jamais je ne suis allé devant une usine avec un mégaphone pour gueuler et lever le drapeau rouge. Je préfère demander à rencontrer le chef d’entreprise et essayer de faire avancer les choses.
L’urgence climatique est là et elle est visible. Comment les communistes y répondent-ils ?
AC : La priorité, c’est de suivre les recommandations du Giec. Il s’agit d’une urgence absolue pour la planète et les humains, car c’est une question de vie ou de mort à moyenne échéance. Aussi la mesure prioritaire est évidemment de décarboner l’économie. C’est d’ailleurs un argument supplémentaire en faveur du nucléaire.
Un autre domaine sur lequel il faut mettre les moyens : la rénovation énergétique des logements. Il faut aller plus loin que ce qui se fait aujourd’hui. Il ne faut pas opposer la lutte contre le changement climatique et la question sociale. Il y a de gros investissements à faire dans le public, sur le transport, sur les logements.
J’ai défendu une proposition de loi qui visait à sortir du déficit toutes les dépenses faites pour lutter contre le réchauffement climatique. Ça a été recalé, mais l’idée fait son chemin. Pendant la crise sanitaire, on a laissé de côté le Pacte de stabilité. Je dis : faisons de même pour la crise écologique.
La gauche n’est-elle pas gênée avec le discours des Verts sur la sobriété et la décroissance ?
AC : Aujourd’hui, on considère que les réponses aux problèmes de la planète relèvent des comportements individuels. Je ne dis pas qu’il ne faut pas changer nos habitudes, mais il faut aussi des actions politiques fortes sur l’obsolescence des produits, sur le recyclage… Notre mode de vie doit évoluer, mais la sobriété ne s’accompagne pas forcément d’une décroissance, car il y a des besoins à satisfaire au niveau de la population.
Il y a un autre sujet de fracture à gauche, c’est tout ce qui concerne la cancel culture… Le wokisme a tendance à prendre le pas sur la lutte sociale…
AC : Pendant toute une période, le Parti communiste a été sur des luttes spécifiques : les sans logement, les sans-papiers, les sans travail, les exclus, les femmes… Je ne dis pas qu’il ne faut pas défendre ces causes, mais cela entraîne une fragmentation des messages. Je suis convaincu qu’il faut qu’on ait une approche globale en considérant que tous ces problèmes sont les conséquences d’un système libéral où l’argent l’emporte sur tout.
Quel bilan faites-vous de cette mandature ?
AC : Je déplore les effets néfastes d’une majorité pléthorique. Le Parlement ne remplit pas son rôle car il est à la solde de l’exécutif. On a besoin d’un Parlement plus frondeur.
Quand je les vois se lever comme un seul homme pour applaudir un ministre qui dit des contre-vérités ou qui fait de la communication, je me dis : mais qu’est-ce que c’est que ce Parlement ? Les mardis après-midi, c’est terrible : on a affaire à des ministres qui ne reconnaissent aucune erreur. Sauf, parfois, Jean Castex.
Ils nous chantent tous la même chanson : « Tout va très bien, madame la Marquise… » Ils ont la queue du renard qui sort de la gueule, mais ils assurent qu’ils ne l’ont pas croqué. Olivier Véran est le spécialiste : on peut lui donner la Légion d’honneur dans ce domaine. Quand j’étais député sous une majorité de droite, et que je portais un amendement, s’il était correct, il était retenu. Aujourd’hui, aucun respect de l’opposition. Vous présentez un amendement, ils le récupèrent et le recyclent pour qu’il leur soit attribué.
La victoire d’Emmanuel Macron est-elle inéluctable ?
AC : Autant je le croyais, il y a un an, autant je ne le crois absolument plus. Même lui doute… Ce n’est pas pour rien qu’il a fait sa sortie dans Le Parisien : il essaye d’alimenter les clivages pour redonner du souffle à l’extrême droite. Il avait beaucoup misé sur un second tour avec Marine Le Pen, mais, aujourd’hui, il a compris qu’il pourrait se trouver face à un autre candidat. Et là qui peut prédire le résultat ? Personne ! Les jeux sont beaucoup plus ouverts.
Est-ce que vous serez candidat aux élections législatives ?
AC : Oui. Je ne suis pas tout jeune, mais j’aime le travail que je fais à l’Assemblée et j’ai envie de continuer. J’avais un suppléant qui aurait dû prendre ma suite, mais il est devenu conseiller départemental et ça lui plaît.
Je vais donc me représenter avec un nouveau suppléant plus jeune qui j’espère un jour me succédera. J’attends avec gourmandise de faire campagne électorale. Parce que depuis deux ans, on n’est plus en lien avec la population comme avant. Moi, j’étais toutes les fins de semaine sur le terrain dans les communes, les manifestations et sur les marchés… Cela me manque énormément.
Est-ce que vous pensez que, dans cinq ans, il sera possible d’avoir un candidat de gauche qui serait en mesure de gagner ?
AC : Pour cela, il faut que le Parti socialiste se reconstruise et que le Parti communiste retrouve de l’aura.
Ne faudrait-il pas tout refonder pour donner naissance à une force nouvelle ?
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