FACE AU CREUSEMENT DU FOSSÉ ENTRE RICHES ET PAUVRES. RÉDUIRE LES INÉGALITÉS, UN COMBAT À MENER EN COMMUN
De passage en France pour la présentation de son livre Inégalités, ce que chacun doit savoir (Seuil), James K. Galbraith a répondu à l’invitation de l’Humanité pour un débat, sur le vif, avec la sociologue Monique Pinçon-Charlot, spécialiste de la bourgeoisie française, et l’économiste Frédéric Boccara, membre du conseil économique social et environnemental (CESE).
Conseiller de Barack Obama, de Bernie Sanders et de Yanis Varoufakis, James K. Galbraith passe pour un économiste iconoclaste. Chroniqueur au Texas Observer, au New York Times, au Washington Post et au Boston Globe, il fait partie des voix dites « hétérodoxes » qui, comme celles de Joseph E. Stiglitz ou Paul Krugman outre-Atlantique, font valoir d’autres idées que celles platement déroulées aux pieds des soi-disant « premiers de cordée » par « les figures dominantes contemporaines de l’économie », « sorte de politburo de la pensée économiquement correcte », comme il l’écrit sept années avant le déclenchement de la crise financière de 2008.
Fils du grand économiste de la société industrielle John Kenneth Galbraith, qui fut en son temps conseiller de Franklin Delano Roosevelt, John Fitzgerald Kennedy et de Lyndon B. Johnson, James K. Galbraith entend défaire, arguments à l’appui, « l’emprise magique des conservateurs sur les esprits de la gauche ». Une tâche plus nécessaire que jamais. Après un salut à la rédaction du journal fondé par Jean Jaurès, c’est à un échange à la fois respectueux et concentré que se sont livrés nos invités.
En question, l’accroissement des inégalités, dont le bruit de fond se fait entendre partout dans un monde dominé par les politiques néolibérales et mis en danger par la cupidité aveugle des classes dominantes. Une question aux enjeux majeurs, comme le montrent James Galbraith, Monique Pinçon-Charlot et Frédéric Boccara dans les pages qui suivent. Une question qui appelle également une réponse collective face aux périls inédits qui pèsent sur notre époque.
Chaque année, un certain nombre d’organisations indépendantes produisent des rapports sur l’évolution des inégalités. À quelles conclusions principales aboutit l’enquête scientifique à l’échelle globale et sur le temps long ?
James K. Galbraith : Dans mon livre Inégalité. Ce que chacun doit savoir, je me suis donné l’objectif de trouver une réponse, scientifique, juste et assez précise à la question portant sur l’origine des inégalités. Pour cela, il fallait faire un effort qui a duré presque vingt ans pour avoir, à l’échelle mondiale, des chiffres et des mesures sur lesquelles fonder quelque confiance. Avec mon équipe, nous avons fait des enquêtes sur plus de 150 pays et sur une période de cinquante ans, et nous avons trouvé deux choses convergentes. D’abord, qu’il y a des tendances en commun dans l’économie mondiale. Ces tendances correspondent au changement de la politique financière et monétaire, qu’on peut corréler à la hausse des inégalités dans la plupart des pays : la crise d’endettement du début des années 1980, la chute des régimes socialistes à la fin des années 1980 et au début des années 1990 et, ensuite, la crise asiatique des années 1995, 1996 et 1997. Après l’an 2000, on peut constater une pause et une stabilisation. Pas partout, mais dans un grand nombre de pays. C’est le deuxième point. À cause de la baisse des taux d’intérêt, l’amélioration des prix des exportations et le recul, en Amérique latine notamment, de la politique néolibérale. Au Brésil, par exemple, avec des gouvernements démocratiques qui ont essayé de lutter contre la pauvreté et de rétablir ou plutôt d’établir, peut-être pour la première fois, la démocratie sociale. Première conclusion donc : c’est une question de politique monétaire, financière et de l’endettement surtout. Je crois que mon livre est une contribution assez importante au débat parce que les économistes ont l’habitude de considérer cette question dans un cadre assez étroit. Par rapport aux statistiques, disons, strictement nationales d’une part ou, d’autre part, en considérant que c’est un phénomène secondaire par rapport au marché du travail par exemple.
Monique Pinçon-Charlot : Ce pouvoir de la grande finance n’aboutit pas seulement à aggraver les inégalités au niveau économique mais aussi sur le plan culturel. Le monde de la grande richesse, c’est le monde des collectionneurs d’art, avec, aujourd’hui, l’art contemporain, et aussi celui des grandes écoles. Dans nos recherches, Michel Pinçon et moi-même, nous reprenons les quatre formes de la richesse définies par Pierre Bourdieu : la richesse économique, culturelle, sociale et symbolique. La financiarisation du capitalisme, avec ce qu’on appelle le néolibéralisme, est ce moment où, précisément, à cause de la politique monétaire que James décrit à l’échelle internationale, la finance prend le pouvoir sur tous les secteurs de l’activité économique, sociale et politique. Les médias et les instituts de sondage sont ainsi aujourd’hui la propriété de milliardaires. Cette financiarisation de l’économie est à l’origine de l’aggravation de toutes les formes d’inégalités à l’échelle de la planète. Nos recherches montrent à quel point l’oligarchie est organisée. Malgré une concurrence interne liée aux traditions nationales, il y a une coordination de ses intérêts de classe sous la forme de groupes informels et internationaux comme Bilderberg ou la Trilatérale. Le capital social des dominants est donc national et international. La quatrième forme de richesse, celle symbolique, que décrit Bourdieu dans sa théorie de la domination, fait l’objet d’inégalités particulièrement cruelles au moment où les plus riches s’approprient toutes les richesses et tous les pouvoirs, se déclarent les premiers de cordée, les créateurs de richesse ou les modernes, tandis que les travailleurs sont traités de coûts, de charges, quand ce n’est pas de fainéants et de ringards. Je veux insister sur le fait que les inégalités forment système et que ce système d’inégalités est en cohérence avec la constitution de l’oligarchie comme classe sociale au sens marxiste du terme, c’est-à-dire, en soi, avec des modes de vie et de richesses exceptionnels et, pour soi, avec une mobilisation déterminée dans la défense de ses intérêts.
Frédéric Boccara : Les constats de Monique et de James sont riches et documentés. Je soulignerai pour ma part trois aspects des inégalités. D’abord, il y a les inégalités de revenus. Dans ces inégalités de revenus, il faut distinguer, d’un côté, les inégalités entre salaires, sur lesquels un certain nombre d’économistes et de commentateurs insistent pour opposer les salariés entre eux – y compris des gens à gauche comme Thomas Piketty, qui triche sur ses courbes pour opposer les salariés bien payés aux autres – et, d’un autre côté, il y a les inégalités considérées sur l’ensemble des revenus comprenant les revenus du capital, bien plus élevées. Les prélèvements du capital sont considérables. C’est ce que nous appelons le coût du capital, indicateur de sa domination. Deuxièmement, il y a les inégalités de patrimoine, qui sont toujours beaucoup plus importantes que les inégalités de revenus. Ensuite, il y a les inégalités pour ainsi dire réelles, comme les inégalités sociales face à la mort par exemple. Il y a plus de six ans d’écart entre l’espérance de vie des ouvriers et celle des catégories plus aisées. Mais aussi les artisans, qui sont dans le monde du travail et qui travaillent beaucoup, ont une espérance de vie qui n’est pas si bonne. Pour les chômeurs et les précaires, c’est pire. On ne connaît pas l’espérance de vie des très riches qui ne vivent pas de leur travail. Les inégalités réelles, ce sont aussi les inégalités de disponibilité du temps. Mais, troisièmement, il y a les inégalités de pouvoir liées aux monopoles sur les moyens financiers.
Pouvez-vous illustrer ce point ?
Frédéric Boccara : Aujourd’hui, d’après l’Insee, à peine deux cents très grandes multinationales installées en France, françaises ou étrangères, occupent directement un tiers des salariés des entreprises, sans parler des sous-traitants. Elles contrôlent plus de la moitié des profits, hors profits financiers. Ce sont des chiffres très importants. Ils montrent comment se polarise le champ des inégalités, qui sont des inégalités de pouvoir et de création de richesse. Ils renvoient, comme je l’ai dit, au monopole sur les moyens et sur leur utilisation. Ce monopole s’est concentré énormément. Par exemple, le fonds américain BlackRock gère 6 000 milliards de dollars, soit trois fois le PIB français. C’est gigantesque ! Et les banques, c’est bien plus encore. C’est de l’argent qui appartient à toutes sortes de personnes, des riches ou des moins riches, mais qui, monopolisé par ces institutions, fait levier et donne un pouvoir considérable à quelques entreprises, banques et centres de décision. Il est monopolisé au service d’une « culture du profit ». La question qui se pose, c’est de se saisir de ces leviers par l’action publique, pas seulement pour compenser les inégalités mais pour les réduire effectivement, au service d’une autre culture : développement des capacités de chacune et chacun, et développement de la société, de ses « bonnes » richesses. Avec la radicalité des révolutions informationnelle et écologique, combattre les inégalités de pouvoir, de savoirs, de formation, de revenus, de temps disponible devient décisif, y compris pour une autre production et pour l’efficacité économique elle-même. Il faut donc articuler répartition et production. Distribution des parts du gâteau avec sa taille à accroître et sa composition à assainir.
Le mouvement des gilets jaunes a mis en exergue la question de la justice fiscale à travers, notamment, la critique de la suppression de l’ISF. La montée des inégalités peut-elle être mise en relation avec l’« échappée fiscale » des classes possédantes favorisée par les politiques néolibérales ?
Monique Pinçon-Charlot : L’expression d’«échappée fiscale » me paraît bien douce par rapport à la réalité. Il s’agit d’une fraude fiscale qui s’intègre dans une guerre de classe que mènent les plus riches contre les peuples. En cela, nous ne faisons que manifester notre accord avec le milliardaire américain Warren Buffett qui déclarait en 2005 que cette guerre de classe est menée par les riches et qu’ils sont même en train de la gagner. Le fondement de la fraude fiscale est le refus assumé de la part des ultrariches de contribuer aux solidarités nationales. Nous sommes nombreux en France, je pense particulièrement à Alain et Éric Bocquet, aux États-Unis et ailleurs, à combattre la fraude fiscale et à la documenter. Mais, paradoxalement, la fraude fiscale ne fait que s’aggraver ! On est passé en deux ou trois ans de 80 milliards à 100 milliards d’euros qui manquent chaque année dans les caisses de Bercy. Tout se passe comme si la critique sociale permettait au système capitaliste et à l’oligarchie d’affiner toujours plus la fraude fiscale et les secrets de son opacité. Dès son arrivée à l’Élysée, Emmanuel Macron a introduit le « droit à l’erreur » pour remplacer la politique de contrôle fiscal par une politique d’accompagnement qui sera évidemment favorable aux plus riches contribuables, en toute complicité avec certains hauts fonctionnaires de Bercy. Frédéric a insisté avec justesse sur l’interconnexion des inégalités, de la richesse et du pouvoir. L’État n’est en effet pas du tout une forme réifiée, indépendante des rapports de forces et de classes, qui défendrait généreusement l’intérêt général. L’État est aujourd’hui pillé par des oligarques prédateurs. Rien ne doit échapper à la gourmandise des donateurs qui ont placé Emmanuel Macron à l’Élysée. Les privatisations et les cadeaux fiscaux sont une des modalités de ce pillage. Les revenus du capital sont désormais imposés, de manière forfaitaire, à 12,8 %, c’est-à-dire en dessous de la première tranche d’imposition, de fait, des salariés, qui est à 14 %, mais qui grimpe de manière progressive jusqu’à 45 % !
Frédéric Boccara : Cette question de « l’évasion » montre l’obsession du profit, pas seulement pour échapper à la fiscalité, mais aussi aux salaires, aux cotisations sociales, voire aux dépenses de développement, investissement, R&D… Bref à tout débat sur l’utilisation des richesses créées. Au CESE nous parlons d’ « évitement fiscal », dans un avis auquel j’ai activement participé. Et nous insistons : les choses se jouent aussi au sein même des entreprises, et proposons de conférer un droit d’information et de décision aux salariés comme à la société civile extérieure, concernant les localisations et cessions des brevets, la fixation des montants des royalties et des intérêts des prêts intra-groupe. Bref agir aussi en amont de la fiscalité, avant même que ne soient constatés les profits.
Cette prédation du néolibéralisme appuyée sur le pouvoir politique n’est-elle pas à mettre en relation avec ce que James Galbraith a appelé l’« État prédateur », il y a plus de dix ans ?
James K. Galbraith : Dans mon livre l’État prédateur, en effet, je proposais de montrer qu’une grande partie de la politique néolibérale est une espèce de politique prédatrice de l’État-providence. C’est-à-dire que, étant donné qu’au XXe siècle on a établi des institutions pour les protections sociales et pour le bien commun au cours de l’évolution de nos politiques, ces institutions sont devenues des cibles et des sources d’enrichissement. La diminution des protections sur la Sécurité sociale ouvre un champ pour les assureurs privés par exemple. C’est un aspect très clair de ce genre de choses et même, dans certains cas, on a peut-être un élargissement de certains aspects des services publics, mais de manière à enrichir un petit nombre. C’est le cas pour les entreprises pharmaceutiques et pharmacologiques aux États-Unis, qui ont beaucoup profité du nouveau système d’assurance pour les médicaments. Mais je voudrais aussi souligner un deuxième point qu’a évoqué Frédéric. Ce qu’on trouve à travers notre enquête, c’est qu’il y a une relation assez étroite entre le degré d’égalité ou d’inégalité quand on fait une comparaison entre pays et la performativité de leurs statistiques macroéconomiques, c’est-à-dire que, en général, les économies qui ont maintenu un degré élevé d’égalité, c’est-à-dire surtout en Europe du Nord, ont l’expérience d’un taux de croissance de productivité plus élevé que les autres. Pourquoi ? Parce que cet environnement favorise les entreprises progressistes et défavorise les entreprises qui seront, d’un point de vue technologique, plus réactionnaires et plus régressives. Ceux qui jouent sur la main-d’œuvre bon marché ne sont pas favorisés par une politique où il y a une compression des salaires. Deuxièmement, il y a une réduction des taux de chômage. Dans ces pays-là, c’est très clair. L’inégalité et le chômage, ce sont deux aspects de la même chose. C’est aussi très évident en ce qui concerne les questions de migration. Quand les inégalités sont très grandes, vous avez la migration vers les villes, vous avez la migration vers les pays et les régions les plus riches. C’est motivé par la différence. Pour bien gérer l’économie nationale, l’économie continentale et l’économie mondiale, il faut réduire cet accroissement des inégalités. Autrement, ce que Monique a décrit sur la question de la culture de la société deviendra très difficile à tenir avec une façon de vivre ensemble sans violence.
Frédéric Boccara : Aujourd’hui, on ne peut pas seulement « compenser », corriger les excès du marché et équilibrer les pouvoirs. Il faut porter une logique radicalement différente, même si c’est à partir du système existant. Il faut de tout autres critères positifs que la rentabilité financière. Il faut aller au-delà de Keynes, voire de Marx, à partir de leurs points forts. De tout autres critères de gestion des entreprises d’utilisation des fonds, portés par des institutions nouvelles sont le défi démocratique et économique de notre temps. D’autant que nous assistons à une véritable révolution technologique informationnelle, mettant au cœur de l’efficacité les dépenses pour les capacités humaines, sur lesquelles insiste tant le grand économiste indien Amartya Sen, et non celles pour le capital, ainsi que le partage des coûts au lieu de la concurrence prédatrice. La révolution écologique renforce et élargit profondément ce défi, de même que la révolution monétaire en cours, d’émancipation de la monnaie d’avec l’or. Les deux catastrophes possibles, financière et écologique, sont liées. Il faut se doter des moyens de les conjurer. Un secteur public, d’accord avec James, mais aussi des institutions financières publiques, tous fonctionnant avec d’autres critères. Voyons que le rôle des services publics devient décisif. Et au-delà d’allocations chômage, ayons la visée d’un revenu et d’une activité possible pour tous, mais avec les moyens d’étendre la richesse de la société et d’y contribuer : emploi, formation, droits sur l’utilisation des richesses. C’est ce que nous désignons par une sécurité d’emploi ou de formation.
Réduire l’accroissement des inégalités est-il possible sans une large base de l’économie qui soit socialisée ?
James K. Galbraith : Je suis plutôt favorable aux grandes entreprises et je crois qu’elles sont inévitables dans l’organisation de la production dans la société, mais il faut, effectivement, avoir des contrôles, des équilibres de pouvoir, avec des organisations qui puissent imposer les valeurs sociales, que ce soient les protections des conditions de travail, les salaires des travailleurs, les conditions environnementales et la direction du développement, et pas seulement des entreprises privées qui décident selon leurs seules préférences. Cela, effectivement, suppose une base qui soit socialisée avec un secteur public et des secteurs où ne domine pas la recherche du profit avec des institutions décentralisées : des assurances pour la retraite, des assurances santé, des assurances contre le chômage, des services publics des biens de consommation qui sont en commun.
Comment, pratiquement, faire avancer la lutte contre les inégalités ? N’est-elle pas une affaire collective ?
Frédéric Boccara : La question de l’unité du salariat dans sa diversité, depuis les plus précaires et les ouvriers jusqu’aux ingénieurs et aux cadres, mais aussi les enseignants, les chercheurs, les infirmières, les médecins, autrement dit la question de l’unité des forces sociales, est fondamentale. Les bases objectives de cette unité, nous devons les faire percevoir. Les inégalités mettent en lumière ces bases, dans leurs deux dimensions de richesse et de pouvoir, comme le montrent les travaux de Monique et Michel. La question environnementale pose aussi cela de manière brûlante. La société entière crève et souffre de la domination de la rentabilité et du pouvoir du capital. Cela s’exprime dans les inégalités. La réduction des inégalités doit être un but pour une civilisation humaine de partage des biens communs de toute l’humanité. Pas l’égalité au sens du nivellement. Le grand enjeu, c’est une sorte d’alliance entre toutes les forces et les acteurs du développement réel et de la création face au grand capital financier égoïste et cosmopolite. Mais cela veut dire aussi qu’il faut d’autres buts et d’autres critères qu’on puisse imposer à partir de l’existant. L’équation qu’on a devant nous est une alternative à la fois radicale et réaliste. Radicale, car il faut une autre logique. Réaliste, parce qu’elle part de la situation que nous vivons. La poursuite de la rentabilité à tout prix dans les entreprises n’est pas compatible avec une autre production écologique. L’écologie, ce n’est pas seulement dans la consommation, c’est une tout autre production. L’imposition d’autres critères, notamment à partir de l’utilisation de l’argent, doit se faire aussi bien dans les entreprises que dans les banques et les institutions publiques.
À partir de quand l’oligarchie libérale a-t-elle amorcé sa contre-révolution, disons, anti-égalitaire ?
Frédéric Boccara : On pourrait revenir sur 1979 et la théorie quantitative de la monnaie imposée en parallèle avec la « théorie » du ruissellement. L’idée c’était : « Peu importe où l’on met l’argent, il faut seulement maîtriser sa quantité pour éviter l’inflation. » Cela, c’est la théorie néolibérale. Nous, nous disons : si on utilise l’argent pour développer les gens ou pour polluer, ce n’est pas la même chose ! Si on utilise l’argent pour développer les gens ou pour accumuler du capital financier, ce n’est pas la même chose ! C’est une question politique majeure et qui s’articule à celle des institutions nouvelles à créer, dont parle James. Cette question d’une nouvelle démocratie, que pousse, par exemple, le mouvement des gilets jaunes, est très importante. On pourrait très bien avoir des conférences régionales citoyennes, dans chaque région, où l’on poserait les questions suivantes : combien d’argent existe ? Non pas seulement public mais celui des entreprises et des banques. Qu’est-ce que cela a donné ? Quelles atteintes à l’environnement ? Quelle création d’emplois ? On se donnerait des objectifs ensemble. Je ne suis pas pour faire table rase du passé mais pour faire advenir le meilleur dans l’actuel. C’est une lutte terrible qui est en cours. Pour des alliances efficaces, nous avons besoin de débattre et expérimenter cette idée de prendre le pouvoir dans les institutions et d’en créer de nouvelles, pour imposer une autre logique aux banques et aux entreprises, jusqu’aux multinationales organisant l’évitement fiscal, social, voire productif généralisé.
James K. Galbraith : Il y a effectivement une liaison très étroite entre les inégalités et la soutenabilité de l’écologie. C’est une question fondamentale de survie qui se pose au monde, parce que c’est seulement à travers une société plus égalitaire qu’on peut avoir un niveau de vie, une capacité, une qualité de vie pour la population générale qui soit acceptable dans les limites écologiques qui sont posées. À travers les services publics, à travers les assurances sociales et à travers les biens de consommation qui sont partagés et qui n’ont pas cet aspect de gaspillage, cet aspect d’émulation, cet aspect décrit avec génie par Thorstein Veblen de consommation ostentatoire. À travers des institutions qui nous enseignent à vivre ensemble d’une façon agréable et acceptable. Avec du travail pour tous. Avec une contribution faite par tous. C’est comme cela que les choses vont avancer. Autrement, on est sur la voie, vraiment, de la destruction. Les deux sujets, la question économique et la question écologique, ont été traitée séparément dans la plupart des discussions. Il faut admettre que, si on accepte les inégalités, on accepte aussi cette voie de détérioration de la situation écologique et, cela, il n’est pas possible de l’accepter.
Monique Pinçon-Charlot : Je rebondis pour faire ma petite conclusion à partir de ce que vient de dire James. La question écologique avec le dérèglement climatique, en s’interconnectant avec toutes les autres formes d’inégalité, va soit nous faire basculer dans l’enfer, soit, au contraire, nous permettre de construire le paradis. Nous sommes en effet à un moment de bascule dans l’histoire de l’humanité tout à fait inédit puisque c’est la première fois que la planète est menacée dans sa survie à cause d’êtres humains capitalistes, qui, dans leur soif de pouvoir et d’argent, ont provoqué ce dérèglement. Je suis d’accord avec vous deux pour essayer de continuer à travailler de l’intérieur pour améliorer tout ce qui est améliorable, mais j’insiste sur le fait que nos pensées critiques peuvent paradoxalement aider les capitalistes à aggraver l’opacité de l’oppression.
Je voudrais aussi déplorer les concurrences internes au marché de la contestation sociale, avec ses divisions et parfois ses ego disproportionnés. Or, nos recherches ont au contraire mis en évidence la solidarité, malgré des niveaux de richesse tout à fait hétérogènes, de l’oligarchie. Bien entendu, cette classe a l’argent et les pouvoirs et, n’étant pas nombreuse, la solidarité est beaucoup plus facile pour elle. Mais, à l’heure où la survie de la planète est en jeu, nous devons mettre toutes nos forces pour arriver à surmonter nos divisions politiques, bien dérisoires face à ce qui va advenir, et construire une union populaire et solidaire dans le respect des sensibilités des uns et des autres. Ce serait le plus beau des cadeaux empoisonnés que nous pourrions faire à nos oppresseurs !
James Kenneth Galbraith est économiste, professeur à l’université d’Austin, au Texas, et directeur de l’University of Texas Inequality Project (Utip).
Monique Pinçon-Charlot est Sociologue, ancienne directrice de recherche au CNRS.
Frédéric Boccara est économiste, administrateur de l’Insee, chercheur associé au Centre d’économie de l’université Paris-Nord.
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