Nous nous sommes trouvés ensemble pour la première fois dans une même salle à la fin de l’été 1988 dans le département de l’Essonne, à Dourdan plus exactement quand il s’agissait de fusionner deux petits groupes internes au Parti Socialiste (« Questions socialistes » animé par Julien Dray et « Données et arguments, A Gauche » fortement implanté dans la fédération du 91 et que tu inspirais). C’était il y a plus de trente ans. Ainsi naissait la « Nouvelle Ecole Socialiste » bientôt renforcée par Marie-Noëlle Lienemann et Gérard Filoche, qui créeront avec toi la « Gauche Socialiste ». Elle pèsera jusqu’à 13,5% des voix des militants au congrès de Grenoble en 2000.
Fort de ce rapport de force tu intègreras le gouvernement de Lionel Jospin en tant que ministre délégué à l’enseignement professionnel, tu pacifieras à ce moment là, les établissements en satisfaisant les revendications des enseignants et en revalorisant l’enseignement professionnel public. Ce qui n’est pas un mince bilan.
Tu quitteras ce courant en 2002 en cherchant de nouvelles alliances dans la social-démocratie.
D’abord avec Henri Emmanuelli (Nouveau Monde) puis avec Laurent Fabius qui était lui aussi opposé à la ratification du Traité Constitutionnel Européen (en 2005).
Tu prends avec raison tes distances avec le PS (tout en y militant toujours) et tu crées avec notamment François Delapierre (que j’avais connu et apprécié quand nous militions ensemble à SOS Racisme) un club, PRS « Pour la République Sociale » qui préfigurera un nouveau parti, le PG « Parti de Gauche ».
Nous sommes en 2008, tu travailles alors avec Marc Dollez député du Nord et tisse des liens avec Oscar Lafontaine du Die Linke allemand.
La naissance du PG est prometteuse, de nombreux militants, cadres politiques et intellectuels le rejoignent. En t’alliant avec Marie-Georges Buffet (secrétaire nationale du PCF) tu redonnes un espoir à la gauche de changement et tu contribues à la construction du Front de gauche, tu deviens alors député européen (2009 et 2014) et abandonnes ton mandat de sénateur que tu tirais de l’époque où tu étais un cadre du PS.
Tu as toujours été attiré par l’expérience politique de l’Amérique latine et le processus révolutionnaire en cours que tu qualifieras de « révolution citoyenne ». Il t’inspire fortement et tu considères que les partis politiques issus du mouvement ouvrier du XIXème et XXème siècle sont dépassés, qu’il faut procéder autrement. Cet autrement sera « La France Insoumise » LFI, mouvement politique que tu qualifieras de « gazeux » (et sans doute de volatile).
Ce sera l’occasion de nouveaux enrichissements théoriques : la question de l’écologie devient centrale dans ta réflexion, la lutte des classes (issue de la théorie marxiste) s’articule à d’autres actions qui dépassent l’affrontement entre classes sociales et permet de conceptualiser un « populisme de gauche » alliant questions sociales, modes de vie, démocratie et écologie.
Une nouvelle période commence en 2016, ce qui te permet de te hisser à la quatrième place de l’élection présidentielle de 2017 en rassemblant 7 060 885 électeurs soit 19,58 % des voix. Tu rates de peu le second tour, mais tu le rates quand même.
Tu as créé par là-même le plus vaste rassemblement contemporain de militants en alliant souvent l’eau et les feu, des militants venant de l’extrême-gauche et ayant gardé ses pratiques, d’autres issues de la social-démocratie, des universalistes républicains et d’autres ayant une démarche communautariste, par exemple. Cet attelage pouvait fonctionner tant que la dynamique politique le portait. Ce qui n’a plus été le cas à partir de la fin de l’année 2017.
Je prends le temps de détailler tout cela car nous étions ensemble dans tous ces combats, chacun à sa place évidemment.
Vient alors le temps des législatives de Mai Juin 2017 et des 17 députés du groupe FI.
Je fais partie de celles et ceux qui applaudissent bruyamment à l’idée de te voir candidat dans la 4ème circonscription des Bouches-du-Rhône, à Marseille. Sophie Camard, qui vient de quitter les Verts, sera ta suppléante, votre association est alors, tout un programme. Le hasard faisant bien les choses (j’habite dans cette circo) je participe activement à cette campagne et à ton élection.
Les premières difficultés et déconvenues se présentent alors.
L’élection des 17 parlementaires et la constitution d’un groupe politique à l’Assemblée ne doit pas cacher les difficultés qui se font jour : quelles sont les relations entre LFI et les partis de « l’ancienne gauche » notamment le PCF ? Les tensions qui s’expriment à ce moment là n’augurent rien de bon pour les échéances électorales qui se profilent.
Passée l’euphorie de cette période faste pour notre mouvement, nous devons alors nous confronter à la réalité d’être un élément moteur de l’opposition face à un gouvernement déterminé à accélérer les politiques libérales considérant que la crise à gauche est une occasion historique pour enfoncer le clou. Macron a profité d’une fausse bipolarisation entre LREM et le FN pour assoir son pouvoir en ralliant à lui, en agitant la peur du fascisme, nombre d’électeurs de gauche et pour certains dès le premier tour.
Tu considères que tu as le statut de premier opposant (ce qui est vrai un temps) et qu’au regard de cela tu es à même de prendre des initiatives sur le terrain politiques et social en court-circuitant même les syndicats ou en les mettant au pied du mur. J’ai toujours pensé que cette lecture de la situation politique était une erreur, que la France n’était pas dans une phase d’ascension révolutionnaire, mais qu’au contraire les salariés de ce pays et leurs organisations avaient accumulé une série de défaites sur le terrain du travail (Réforme des retraites en 1993 , 2003 et 2010, Accord National Interprofessionnel, blocage des salaires, loi El Khomry, recul de la syndicalisation dans les entreprises et services…) qui permettra d’une part à un syndicalisme de collaboration de devenir bientôt la principale organisation représentative et d’autre part d’accélérer les réformes contre les acquis sociaux (loi travail, diminution de l’emploi public et remise en cause du statut de la fonction publique, réforme des retraites en cours…). Ces politiques seront menées avec une violence inouïe dans la rue et sur les lieux de travail, jamais vues en France depuis la répression des manifestations contre la guerre d’Algérie en 1961.
Tu as pensé aussi que le mouvement des Gilets Jaunes était précurseur dans ses formes d’actions et ses revendications. C’est en partie vrai, dans la mesure où il a touché une partie de la population qui ne trouvait plus de représentation sociale. Mais la jonction avec la politique de progrès, avec la FI ne s’est pas faite et c’est le FN/RN qui en sortira renforcé.
L’élection européenne de Mai 2019 confirme ces impressions : LFI réalise le piètre score de 6,31% (1 400 000 voix) à peine plus que le PS (6,19%) à qui il serait possible de rajouter les voix de GénérationS (3,27%), très loin derrière EELV (13,5%), LREM et surtout le FN (23,34%).
Ce coup de semonce pour la stratégie que tu inities aurait pu être un moment salutaire de réflexion et de remise en cause. Rien ne viendra. « Le parti se renforce en s’épurant » comme disaient les affidés du stalinisme en leur temps. Il est vrai que nombre de cadres quittent le mouvement.
Cette séquence pourtant parle d’elle même, LFI s’installe dans un paysage politique marqué par les partis traditionnels PCF et PS à un niveau équivalent voire inférieur à celui de la social-démocratie, avec une forte progression du courant écolo-compatible avec les solutions libérales (le capitalisme vert en quelque sorte) représenté par EELV.
Loin de disparaître les partis politiques de la gauche et de l’écologie font leur come-back. Pourtant mon cher Jean-Luc, tu as porté loin la réflexion sur l’éco-socialisme, sur la synthèse entre les revendications du monde du travail et l’infléchissement nécessaire pour sauver la planète. Mais cela n’a pas suffit à dépasser les cadres pré-existants.
Cette séquence permet aussi de réinterpréter le résultat d’Avril-Mai 2017. Révolution citoyenne (plus de 7 millions de voix pour le candidat de la rupture) ou alignement des planètes (crise et absence des écologistes et des communistes, crise de la social-démocratie et naufrage de la candidature du PS-Hamon).Tout cela orchestré par un excellent programme « l’Avenir en Commun » et une campagne hors du commun porté par un orateur exceptionnel (les meetings sur les places publiques, l’utilisation des réseaux sociaux, l’implication des citoyens dans un cadre qui leur semblait accessible…).
LFI avait été conçue pour cet instant politique.
Tu n’as pas oeuvré pour transformer le mouvement gazeux en un parti politique innovant, malgré le fait qu’il fallait assurer les fonctions d’un parti traditionnel (un groupe parlementaire, une expression quotidienne, une présence dans les villes et régions du pays, des négociations avec nos partenaires…). Tu ne voulais surtout pas utiliser les méthodes dites « anciennes » de fonctionnement, un fonctionnement s’inspirant de règles démocratiques républicaines. Tu théorises à ce moment là le dépassement de ces règles, le refus de cristalliser une majorité et une minorité, la mise en place d’un fonctionnement au consensus (sans vote). Ce consensus n’a jamais vu le jour. En fait, il s’est agit d’une « démocratie » descendante, autrement dit d’une autocratie, venant du sommet de l’édifice et s’imposant aux militants de base qui ne trouvaient pas de cadre de débat et de possibilité d’influer sur les décisions. Il ne leur est resté alors que deux possibilités, adhérer à la démarche ou ne rien dire, puis s’en aller. C’est ce qu’ont fait nombre d’entre eux.
Les municipales de 2020 : la fin d’une séquence ?
Force est de constater que LFI est de fait absente de ce rendez-vous, à la fois par son côté éclaté (il y a autant de stratégies que de villes à conquérir) et par l’impasse dans laquelle ta conception politique du dépassement des partis a mis le mouvement.
Je m’explique sur le côté éclaté.
Prenons deux exemples significatifs.
La Seine Saint Denis, terre écologiste et de gauche historique où LFI a cinq députés et avait de grande ambitions. Il y est maintenant question de soutien à des « listes citoyennes » (en dehors des partis) qui se limitent à un rôle de témoignage et ne seront en aucune mesure en capacité d’influer sur la vie des gens, sur les choix municipaux. Dans ce département les Insoumis sont condamnés à faire de la figuration et à ne pas jouer leur rôle consistant à prendre en compte les problèmes écologiques et sociaux et à mettre en œuvre des solutions à l’échelle d’une commune ou d’une métropole.
Les Bouches-du-Rhône que je connais bien. Ce département et Marseille en particulier t’avait placé en première position de l’élection présidentielle. En ce début de l’année 2020, deux ans et demi après, il n’y a pas une ville où LFI dans son ensemble est en mesure de donner le ton, de créer un cadre unitaire de travail. Et là où cela était possible (Marseille) le mouvement s’est scindé en deux parties antagoniques, porteuses de deux orientations opposées. Et tu n’y es pas pour rien.
Que font nos Insoumis à La Ciotat en promouvant une liste citoyenne en dehors d’une large alliance de la gauche écologiste ?
Que se passe t-il à Arles où malgré le danger de prise du pouvoir par le RN, LFI tente une liste minoritaire avec le NPA ?
Quid d’Aix-en-Provence, Martigues, Aubagne ou Gardanne où LFI fait alliance avec le PCF et le PS ?
Et Marseille ?
Pendant de longs mois, une partie du mouvement a réfléchi, travaillé sur un programme électoral et une démarche politique. Ceux là même qui ont initié ce processus se sont retrouvés dans une démarche inédite politique et citoyenne (aujourd’hui le Printemps Marseillais) et n’ont pas été soutenus à la hauteur des enjeux.
Cette ville a connu pendant une année un état de soulèvement citoyen suite aux effondrements des immeubles de la rue d’Aubagne, aux huit morts qui en ont suivi, à l’incurie de la majorité municipale. Une occasion historique se présente à nous tous, pour se débarrasser de ce système mortifère incarné par J-C Gaudin et ses successeurs. Mais cette possibilité ne peut se concrétiser que si elle est mise en œuvre dans une démarche citoyenne large intégrant « la réflexion des gens », l’énergie du mouvement social et les partis politiques tels qu’ils sont. Se situer en dehors de ce cadre ne peut conduire qu’à l’échec et au maintien de l’équipe municipale sortante (incarnée par Martine Vassal), au renforcement du RN. Promouvoir une ou des listes concurrentes, ne peut que renforcer la droite et l’extrême-droite dans cette ville.
C’est cette démarche d’union conflictuelle avec l’ensemble des partis de gauche et écolo, avec des composantes du mouvement social, que je poursuis et qui me fait quitter la FI à laquelle j’ai participé que je considère aujourd’hui pour le moins comme inopérante. C’est parce que je suis favorable à l’instauration d’une sixième république, d’une nouvelle constitution réellement démocratique, qu’il me semble essentiel de décliner cette démarche à tous les niveaux de la vie publique et en particulier à l’échelon municipal. Il ne s’agit pas « d’enjamber les élections municipales » mais au contraire de les investir pour avoir la prétention de changer la vie des personnes qui souffrent.
Mon cher Jean-Luc, je pense que nos chemins, pour un temps se séparent. Il te faudra trouver, il me semble, un changement de méthode de travail et de conception politique, une recherche de nouvelles formes démocratiques. Je pense que dans ce domaine tout est à ré-inventer. J’essayerai d’y contribuer à mon modeste niveau.
Reçois ma considération éco-socialiste et mon attachement à l’universalisme républicain.
Marseille, le 4 janvier 2020
Alain Barlatier
* militant de base car tout le monde dans ce mouvement est à la base (sauf quelques uns).
NB : J’avertis par avance, les esprits mal intentionnés qui chercheraient à tirer parti de cette prise de position. Ne comptez pas sur moi pour hurler avec les loups.