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CE QU’ON NE PEUT PLUS SE PAYER

 

C’est peut-être une conséquence du « jeunisme » ambiant, du désenchantement de l’époque, ou peut-être tout simplement l’effet de l’âge qui avance impitoyablement. Enfin, je ne saurais dire la cause, mais je ne peux que constater le fait : dans les réunions amicales, lorsqu’on est sorti de table et qu’on s’installe confortablement devant un verre d’Armagnac pour bavarder jusque tard dans la nuit – « il faut l’obscurité pour parler des affaires obscures » aurait écrit Tolkien – on passe beaucoup moins de temps à refaire le monde qu’à se demander comment éviter qu’il se défasse. En évitant soigneusement – car personne n’a envie d’avouer son passéisme – de dire « c’était mieux avant » alors qu’en fait chacun le pense profondément.

On en était là samedi soir, à regretter cette époque où notre système éducatif – école primaire, lycée, université, grandes écoles – était envié de par le monde, quand un maillage étroit de services publics permettait à  chaque habitant d’avoir accès près de chez lui à un bureau de poste, à une école, à une mairie, à un médecin, à une gare de chemin de fer, quand l’Etat pouvait financer richement de grands projets scientifiques, technologiques, industriels : Concorde, le TGV, le programme nucléaire… sans pour autant négliger ses responsabilités régaliennes comme le maintien de l’ordre public à l’intérieur ou une diplomatie hardie à l’extérieur. Et le tout sans s’endetter. Nostalgie, nostalgie, pointée par la remarque d’un convive : « oui, nous avions un modèle extraordinaire mais que voulez-vous, nous ne pouvons plus nous le payer ». Remarque qui ouvre pour moi une question de taille : Pourquoi ne pouvons-nous « plus nous payer » cet ordre dont nous sommes si nostalgiques ? Où sont passés les moyens qui permettaient à la société d’offrir à chacun ce réseau de proximité, tout en préparant l’avenir par des investissements dans l’éducation, la science, la technologie ?

Pour commencer, cherchons du côté des ressources. On m’expliquera que la croissance n’est plus ce qu’elle était. Mais cet argument est fallacieux : à l’heure de payer hôpitaux et écoles, programmes de recherche et infrastructures, ce qui importe est la quantité de richesses produites, et non la VARIATION annuelle de cette quantité, de la même façon que votre pouvoir d’achat est lié au montant de votre salaire, et non au taux d’augmentation que vous pouvez toucher chaque année (1). Or, si notre croissance actuelle est de loin inférieure à celle de la France de 1960, son PIB est largement supérieur. En euros 2014, le PIB en 1960 était de 460 Md€, il était en 2018 de 2280 Md€, soit cinq fois supérieur. Même si le PIB est un indicateur critiquable, il ne reste pas moins que c’est un indicateur de la richesse produite. Alors, le mystère demeure : comment se fait-il qu’on ne puisse pas en 2018 se payer, l’école, l’université, les grands programmes, les services publics de 1960 ? Nous constatons donc que les ressources ne sont pas inférieures à ce qu’elles étaient il y a plus d’un demi-siècle, au contraire : elles sont largement supérieures. C’est donc du côté de l’emploi de ces richesses qu’il faut aller regarder.

Faut-il aller regarder du côté du partage des richesses ? C’est à quoi nous encourage par exemple la « gauche radicale » et une partie de la bienpensance. Mais les chiffres ne soutiennent pas cette argumentation. S’il est vrai que le partage de la valeur ajoutée a vu transférer 10% du PIB du travail vers le capital, ce transfert n’est pas suffisant pour expliquer qu’alors que le PIB a été multiplié par quatre l’action publique se soit paupérisée. C’est plutôt l’équilibre entre la richesse consacrée à l’action publique et celle réservée à la dépense privée qu’il faut regarder. D’abord, et contrairement à une croyance fermement enracinée, les ressources consacrées à l’action publique se sont réduites. Bien sûr, on nous bassine avec le discours de l’augmentation des prélèvements obligatoires. Il est vrai que ceux-ci étaient de l’ordre de 35% du PIB dans les années 1960 contre 45% aujourd’hui. Mais on oublie de prendre en compte deux sources de financement de l’action publique qui se sont depuis taries et qui ne sont pas comptées comme des prélèvements.

La première est l’inflation, matérialisée dans le budget de l’Etat par les « avances » de la Banque de France, vulgairement appelées « planche à billets ». En effet, au lieu de creuser une dette en empruntant auprès de prêteurs privés – et d’assumer donc la charge d’une dette qui nous coûte autour de 40 Md€ par an – l’Etat était financé sans intérêts par l’émission monétaire. Ce qui équivaut à un prélèvement « obligatoire » sur tous les détenteurs de monnaie par le jeu de l’inflation. Et ce prélèvement est très loin d’être négligeable : il faut compter entre 6 et 10% du PIB selon les années.

La seconde est le revenu tiré des entreprises publiques. Bien sûr, on a en tête les déficits de la SNCF. Mais on oublie un peu vite que la grande majorité des entreprises publiques étaient largement bénéficiaires. Il y avait là le résultat des nationalisations de 1936 et de 1945, mais aussi des sociétés créées de toutes pièces pendant les « trente glorieuses » : les banques et les compagnies d’assurance, EDF-GDF, la régie Renault, la SNECMA, l’Aérospatiale, ELF-Aquitaine… Une masse considérable de profits qui allaient enrichir le trésor public, et qui aujourd’hui tombent dans l’escarcelle du capital privé.

Mais même avec  une réduction de la part du PIB consacrée aux services publics, l’augmentation massive du PIB devrait permettre de « nous payer » les services publics de 1960. Pourquoi on n’y arrive pas ? Parce qu’il n’y a pas que les ressources qui ont changé : les moyens ne sont pas employés de la même manière (2).

D’abord, il faut aborder ce qu’on peut appeler les politiques de destruction volontaire de valeur. Prenons un petit exemple si vous le voulez bien : Lorsqu’il s’est agi à la fin des années 1960 d’imposer la ceinture de sécurité dans les voitures, les décideurs publics ont pris toutes les précautions pour éviter que le parc automobile ancien soit démonétisé : on a d’abord imposé aux fabricants de prévoir les ancrages dans les voitures fabriquées à partir de 1970, puis rendu obligatoire le port de la ceinture en 1973, mais seulement dans les véhicules qui en étaient équipées. Le parc ancien a continué à rouler jusqu’à son extinction naturelle par obsolescence. Aujourd’hui, lorsqu’il s’agit par exemple de lutter contre les particules fines, on impose des normes de pollution qui ne s’appliquent pas seulement aux voitures neuves, mais aussi au parc existant. Ainsi, par exemple, les véhicules répondant aux normes de pollution en vigueur au moment de leur fabrication mais non conformes aux normes actuelles sont interdits de circulation. Résultat: on met à la casse des véhicules pouvant encore rouler pendant de nombreuses années ce qui revient à détruire leur valeur résiduelle. La logique de la « prime à la casse » est un exemple encore plus scandaleux : dans ce cas, on utilise de l’argent public pour encourager les usagers à détruire la valeur contenue dans leurs véhicules. C’est un double gâchis.

Et on trouve cette logique de destruction de valeur dans beaucoup d’autres domaines de l’action publique : du plus sérieux, comme l’arrêt du surrégénérateur Superphénix et la centrale nucléaire de Fessenheim (des milliards d’euros de production perdue jetés à la poubelle) au plus banal, comme le changement permanent des logos et des noms des institutions publiques et privés, des milliards d’euros sont chaque année jetés en pure perte, pour satisfaire des besoins inexistants alors que par ailleurs des besoins criants existent. Pourquoi cette boulimie de destruction ? Parce que l’horizon du décideur public est devenu très court : construire est un processus long, alors que détruire est un processus rapide. Une école, une ligne de chemin de fer, un réacteur nucléaire prennent des années à se construire, alors qu’un trait de plume permet de les détruire. Si vous voulez des résultats rapides à montrer à l’opinion, la destruction est la seule voie possible. C’est pourquoi nous avons depuis pas mal de temps des gouvernements dont la fierté est d’avoir fermé telle installation, d’avoir réduit le nombre de tribunaux, de trésoreries ou de sous-préfectures, et bientôt d’avoir supprimé telle école d’administration… On pense ici à Nietzche : « j’existe, puisque je peux détruire ».

Ensuite, il faut signaler l’importance prise par la communication et l’apparence dans tous les ordres de l’action publique. Un service public peut se passer de service de recherche (3), mais il est impensable pour la plus petite institution publique de se passer d’un service de communication. Là où nos ancêtres se contentaient d’un écu d’armes souvent passé de génération en génération, aucune municipalité aujourd’hui ne peut résister à la tentation d’avoir son logo – payé à prix d’or à des cabinets qui vivent de ça – qu’on changera bien entendu lorsqu’un nouveau maire sera élu pour lui permettre de laisser sa marque. Des milliards sont là encore dépensés pour fabriquer des communiqués de presse que personne ne lit, pour imprimer des brochures à la gloire du ministre que personne ne consulte, pour faire distribuer des revues d’informations municipales avec le portrait du maire trois fois par page qui vont souvent à la poubelle direct, pour mettre en ligne des sites internet qui ne fournissent aucune information utile, et n’ont d’autre objet que d’exister. Et ne parlons même pas des métropoles qui font repeindre les bus à leurs couleurs – qui changent, là encore, chaque fois que l’équipe change – pour marquer leur territoire. Le problème n’est pas tant que les institutions mettent en valeur leurs réalisations : c’est que la « mise en valeur » a remplacé la réalisation. Il ne faut pas négliger les ressources employées dans le « faire savoir », ressources qui sont nécessairement soustraites au « faire ». Si vous regardez les organigrammes des ministères ou des services publics, vous verrez que partout on a réduit le personnel. Partout, sauf dans les services de communication. Et cela sans compter avec la pression sur les services opérationnels pour qu’ils mettent en œuvre leur propre communication…

Une autre dépense qui est rarement prise en compte est celle liée à l’explosion des coûts liés à la mise en concurrence des services publics. En effet, au-delà du débat sur l’efficacité du marché en tant que mécanisme de régulation, on oublie souvent le fait que le fonctionnement du marché a lui-même un coût. Pour permettre à l’offre et à la demande de se rencontrer, pour éviter qu’aucun participant ne manipule le marché ou abuse de sa position,  il faut des procédures, des règles, des institutions, des contrôleurs. Et ces coûts peuvent dans certains domaines être considérables, bien au-delà des avantages supposés de la régulation par le marché. Ainsi, par exemple, pour permettre la concurrence sur le marché de l’électricité, celui de la circulation ferroviaire ou celui des télécommunications, il a fallu monter tout un appareillage réglementaire permettant d’assurer un accès multiple à un réseau (le réseau électrique, le réseau ferroviaire, le réseau téléphonique) qui est structurellement unique. Il faut beaucoup de réglementation et de contrôles pour s’assurer que des trains de différents opérateurs privés roulent sur les mêmes voies sans se gêner et en assurant la neutralité vis-à-vis de la concurrence. Et cette réglementation, ce contrôle ont un coût, c’est-à-dire, nécessitent des moyens qu’il faut soustraire à d’autres activités.

In fine, le principal problème, celui dont tous les autres découlent plus ou moins est celui de la disparition même de la notion de choix dans le débat public. Chaque politique, chaque ONG, chaque star qui ouvre la bouche explique que « il faut » consacrer plus de moyens à sa cause. Il faut des moyens pour les femmes battues, pour la faim en Afrique, pour les autistes en France, pour le logement étudiant, pour la lutte contre le réchauffement climatique, pour le bio dans les cantines scolaires, pour le développement des énergies renouvelables, pour le tri des déchets. Mais sauf à supposer que ces investissements relancent la croissance – et on voit mal en quoi le bio dans les cantines par exemple ou les soins aux handicapés aurait cet effet – ou qu’il y ait des richesses inutilisées quelque part, ces moyens doivent bien être soustraits à d’autres activités. Il ne s’agit pas ici d’argent – car de l’argent, on peut toujours en imprimer – mais de richesses réelles, c’est-à-dire des biens matériels. Pour s’occuper des autistes, il faut des heures de travail de personnel qualifié. Pour trier des déchets, il faut des poubelles et des camions de ramassage. Et ces richesses, contrairement à l’argent, ne peuvent pas être fabriquées à la demande.

Or, personne ne remarque ce paradoxe. Tout le monde explique ce qu’il faudrait faire comme programme nouveau, personne ne détaille ce qu’on abandonne pour équilibrer la balance. En pratique, on fonctionne comme l’enfant qui devant la vitrine du magasin de jouets détaille à ses parents ce qu’il voudrait, sans se poser la question de la contrepartie. Monsieur le Maire veut du bio dans les cantines scolaires, mais pour payer la différence, qu’est-ce qu’on fait ? Augmenter le tarif ? Ce serait impopulaire. Alors on va décider qu’au lieu de réparer le toit de l’école tous les dix ans, on le fera tous les vingt ans. Et si ça fuit, ça se verra lors du prochain mandat municipal, et pas avant.

Cette logique conduit à empiler des règlementations et des dispositifs – c’est cela qui permet aux politiques d’exister – en faisant le choix implicite de laisser dépérir le reste. Et comme ce choix est implicite, il n’est jamais véritablement débattu et accepté par la population, et touche préférentiellement les secteurs invisibles, même lorsqu’ils sont essentiels pour l’avenir, comme la recherche. Et on ne le découvre en fait que lorsque ses effets se font sentir, et à ce moment-là il est souvent trop tard pour réagir.

La dégradation dans les domaines de la recherche, l’éducation, le système électrique, le réseau ferroviaire, les ouvrages d’art ne date pas d’hier. Depuis les années 1980, on vit sur le capital hérité des décennies précédentes, qu’on a mangé petit à petit quand on n’a pas pratiqué pour des raisons idéologiques ou d’affichage une destruction massive de valeur. C’est grâce à ce mécanisme que le libéralisme a pu d’ailleurs maintenir l’illusion d’une augmentation constante du niveau de vie par le biais de l’augmentation de la dépense privée, qui a touché d’ailleurs toutes les couches sociales. On s’aperçoit aujourd’hui que cette remontée de la dépense privée s’est faite à crédit : non seulement sur l’emprunt « nu » qui a fabriqué une dette qui atteint aujourd’hui presque 100% du PIB annuel, mais par la dégradation de nos infrastructures, dans lesquelles il faudrait investir massivement si nous voulons laisser à nos enfants un capital équivalent à celui légué par nos parents (4).

Et nous, citoyens nous devons poser inlassablement la question à chaque proposition nouvelle. Non pas la question de « où trouve-t-on l’argent ». Cette question est trompeuse, parce qu’elle nous place dans la logique de l’illusion financière. On peut toujours imposer « la finance », c’est-à-dire, l’échange de petits morceaux de papier avec des chiffres dessus. Mais pour rendre des services, il faut des biens et du temps de travail, pas de billets. La question n’est pas donc de savoir d’où vient l’argent, mais où trouver les bâtiments, les matériels, le personnel qualifié lorsqu’on propose un nouveau service. Et donc, à celui qui nous dit « il faut faire ceci ou cela », il faut demander « qu’est-ce que vous arrêtez à la place ». Si l’école de votre enfant veut enseigner – pardon, « sensibiliser » – au racisme, aux femmes battues, au tri des déchets, elle a deux options : ou bien elle augmente le temps d’enseignement, ou bien elle abandonne la transmission d’autres savoirs. C’est à nous d’exiger qu’on nous explique lesquels on abandonne et de rappeler que, comme disait un célèbre économiste, dans ce bas monde « il n’y a pas de diner gratuit ».  

(1) Qui est mieux loti, celui qui gagne 20.000 € par mois avec une augmentation de 1% par an, ou celui qui gagne 1.500 € par mois avec une augmentation de 3% par an ? C’est le montant du PIB, et non sa croissance, qui caractérise la richesse d’une nation. Une croissance forte, c’est la promesse d’une richesse future, et non la constatation d’une richesse présente.

(2) Il faut ici rappeler les dangers de l’illusion monétaire. L’action publique repose sur des ressources qu’on pourrait appeler « réelles » : force de travail des fonctionnaires, bâtiments, véhicules, équipements, etc. L’argent n’est qu’un moyen d’acheter ces ressources « réelles ». Le discours selon lequel « de l’argent il y en a » est donc trompeur : on peut toujours fabriquer de l’argent (que ce soit par l’émission monétaire par le phénomène des « bulles »). Mais une partie de cet argent n’existe virtuellement, il n’a aucune contrepartie en termes de biens réels. L’argent qui circule dans les marchés financiers est une fiction : si dans un moment de panique les opérateurs financiers cherchaient à convertir cet argent en biens réels, les prix s’envoleraient et cet argent perdrait toute sa valeur.

(3) On l’oublie aujourd’hui, mais la plupart des services publics de l’époque glorieuse avaient leur propre centre de recherche. Même l’ORTF avait le sien… qui développa la méthode d’animation qui permit de réaliser les Shadock…

(4) On pourrait ici ouvrir le débat sur la question de savoir si la dépense privée est préférable à la dépense publique. Les libéraux soutiennent – avec des arguments conséquents – que l’acteur privé connaît mieux ses propres besoins, et que l’a dépense privée s’ajuste donc mieux aux besoins de la population que la dépense publique, forcément décidée à travers d’un mécanisme de délégation. L’histoire a cependant montré que si ce raisonnement fonctionne dans certains domaines, il ne fonctionne pas empiriquement dans d’autres. C’est particulièrement vrai dans des domaines où l’interdépendance entre la dépense des uns et des autres est très forte : la santé, la défense, les services en réseau.



02/12/2019
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